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La mécanique implacable du harcèlement




Pour cette lettre nous avons choisi de vous présenter un témoignage, qui nous est parvenu à la suite de nos précédentes éditions. L’histoire a bientôt 20 ans. Mais elle n’a pas vieilli. Christine parle de burnout, nous pensons plus harcèlement, sur un terrain affaibli par la fatigue et la maladie. Le burnout n’est pas passé loin. Plus forte que la tuberculose, la cadre sup de multinationale 1991 : on me diagnostique une tuberculose avancée, chances de survie : une sur deux, si le foie tient. Oct. Sortie d’affaires et promotion : directeur marketing de la filiale Bénélux (B et NL) d’une multinationale américaine. Grosse marche. 1992 : prise de fonction. Le DG, un hollandais, commute entre les deux pays (moi aussi), présence au bureau de Belgique en cœur de semaine, en Hollande aux abords du WE (moi non), j’y suis quand il me l’impose (normal). Bonne élève je fonce dans les tasks, malgré des accès de faiblesse que je cache, je suis en convalescence. Un grand classique chez les cadres sup : la mission est perçue comme plus importante que la santé. Ne pas montrer ses faiblesses (si tant est que la convalescence ou la fatigue soient des faiblesses). On devient ainsi 2 fois plus vulnérable : par la fatigue elle-même et par la peur d’être découvert en position de faiblesse. Il serait bon parfois de laisser Bruce Willis sauver le monde seul. Les ennuis commencent L’année est celle des coupes en OPEX, je remets à plat les contrats de prestation, appels d’offres, choix des moins-disant. Un imprimeur éliminé s’offusque, il fournit la société depuis 15 ans... Devant ma résistance il m’envoie une corbeille débordante de friandises et un superbe livre. Je refuse tout en bloc, policy anticorruption oblige. Mon DG intervient et impose que je le garde. Quelque temps après, par indiscrétion, j’apprends qu’un de nos clients reçoit une partie de la remise commerciale consentie à son service, sur son compte privé au Luxembourg, il ne serait pas le seul. Je me garde bien d’en parler à mon DG, très ennuyée de ces révélations. Il apprend que je suis au courant, à partir de là, le ton se durcit, on me flique, mon DG m’impose d’être en copie de tous mes mails, son assistante les imprime et vient chaque matin me demander si j’ai fait un suivi. Mes collègues, ses proches, m’isolent. Je continue mon travail acharné avec succès malgré tout. La politique anti-corruption semble inégalement appliquée dans ce groupe…Le dévouement à la cause, la volonté d’y arriver permettent d’accepter quelques brimades de mauvais augure. Le pervers montre le bout de son nez : les règles sont faites pour être transgressées, c’est beaucoup plus drôle si la morale n’encombre pas la vie. Brimades et mauvais coups : le pervers narcissique au boulot. 1993 : je n’ai pas récupéré toute mon énergie, le stress et courir dans tous les sens m’usent. Mon DG a pris l’habitude de faire des réunions de staff en Hollande le lundi à 9 :00, tous mes collègues hollandais n’ont qu’une heure de route à faire, moi j’en ai quatre et encore c’est sans compter avec les pont-levis qui bloquent les autoroutes, je pars donc de chez moi le dimanche en fin d’après-midi, je finis mon WE à l’hôtel. Quasi systématiquement mon boss arrive vers 11h, sans prévenir et sans excuse. Mon assistante me prend en pitié, elle m’informe, elle m’aide à anticiper les mauvais coups. Elle ne compte pas ses heures supplémentaires. Très impliquée et très pro. Je propose qu’elle reçoive une prime en fin d’année, mon DG me la refuse. Je commets une erreur, je lui offre un parfum, payé sur note de frais. J’en suis quitte pour une convocation. Du grand art ! On fait voyager la collaboratrice dès le dimanche et on lui montre son mépris en ne commençant pas à l’heure le lundi. On pénalise son personnel pour la dévaloriser et l’on chipote pour une note de frais de 100 €, anormale certes mais pas acheté au Luxembourg. Cette politique de harcèlement peut prendre des formes diverses, mais le principe est toujours le même : dévaloriser l’autre, le mépriser et prendre les collaborateurs à témoin. Le Maître dans ses œuvres devant les esclaves médusés : silencieux, tristes ou envieux de ce pouvoir ? Le piège : coup de théâtre à Wiesbaden Juillet : présentation du business plan au staff Europe, en Allemagne. Je travaille jour et nuit à mes présentations. Le jour J, en présence de mon boss et de mes collègues je présente mon travail. Je connais le staff Europe depuis 10 ans, eux aussi me connaissent bien. Ils se réjouissent d’une belle présentation stratégique. Au bout de 30 min. je perçois l’énervement du VP Europe. Au bout d’une heure je suis pulvérisée en vol. « C’est quoi ces chiffres de merde, tu n’as pas tenu compte des nouveaux guidelines envoyés il y a trois jours ? » Choc, remise en cause immédiate, de quoi parle-t-il ? Il s’adresse à mon boss, « Tu ne les lui a pas donnés ? », mon boss jure que si, mais « je suis brouillon, désorganisée, je n’écoute rien de ce que l’on me dit... » Je suis expulsée de la salle de réunion, j’ai deux heures pour refaire mes calculs. Seule dans un bureau, je m’effondre en larmes, incapable d’allumer mon PC. Je suis rapidement rejointe par le VP Ressources Humaines et le VP Marketing. « Qu’est-ce qui se passe, tout ça ne te ressemble pas. Il ne te les a pas donnés les guidelines, c’est ça ? ». M’étant déjà ouverte de cette atmosphère délétère à un ami coach, il m’avait froidement annoncé que la situation était tellement dégradée qu’elle était irrécupérable, à la première occasion c’était ma peau contre la sienne. Je réponds donc à toutes les questions des VP sur les anomalies de fonctionnement de la filiale, convaincue que c’est ma dernière journée dans l’entreprise. Bien joué le pervers ! La dissimulation d’information est un sport largement pratiqué en entreprise, qui s’appuie sur le principe que l’accès à l’information et sa redistribution au compte-goutte est la source du pouvoir. On peut donc communiquer de fausses informations (genre rumeurs), des informations partielles ou pas d’information du tout. La mise au grand jour de l’incompétence s’accompagne de jugements destructeurs devant les VP. Epilogue : le crime ne paie pas Vers 17 :00 alors que j’ai bravement repris mes chiffres, le VP Europe entre dans le bureau en compagnie d’un trentenaire souriant et bon enfant que je connais bien, Rudy le Contrôleur financier Europe. J’écoute stupéfaite ce que l’on m’annonce. « Ton boss est viré, Rudy est ton nouveau boss, tu rentres chez toi, tu te reposes ce WE et lundi matin vous remettez tout à plat. » Heureusement dans l’affaire le responsable était suspecté de mauvaises pratiques, ce qui pour une fois met fin à ses exactions. Autrement le harcèlement bien mené conduit la victime à la démission, au burnout ou à la dépression sévère. Le pervers est souvent bien intégré professionnellement, voir hyper adapté. Comme il n’y a pas de référence aux interdits, tout est permis et devient un jeu. L’entreprise le terrain de jeu. En face 2 solutions : fuir ou combattre (Fight or flight selon la jolie formulation anglaise). Le combat peut aboutir car le pervers est souvent freiné par la peur du gendarme, mais il faut arriver à N +1, ce qu’il tentera d’éviter par tous les moyens. La fuite est souvent la meilleure solution, « quoiqu’il en coûte » en termes d’amour propre et de dommages collatéraux dans la carrière. 1994 : mon expatriation prend fin, je rentre en France avec une belle promotion. Ce que j’ai appris de cette pire période de ma carrière : lorsqu’une situation, jusque-là normale, part en vrille il est impératif de comprendre pourquoi. Sur ces bases on s’adapte ou on démissionne. Jouer les héros ne mène nulle part, sauf peut-être à s’auto-détruire. 2022 : en écrivant ces lignes, j’ai encore la gorge serrée et les larmes aux yeux. Face à cet individu je ne suis pas passé loin du burnout. Il vaut donc mieux l’éviter. Christine . & Bruno Decolasse - Associé Evolution&Transitions

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